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L’EXTRAORDINAIRE EPOPEE DU PAI OU LA LONGUE MARCHE POUR L’INDEPENDANCE NATIONALE ET LES LIBERTES DEMOCRATIQUES AU SENEGAL (1957 –1980) - CHAPITRE I : L’histoire de ma formation à la vie ou les influences reçues pendant mon enfance et mon adolescence

CHAPITRE I : L’histoire de ma formation à la vie ou les influences reçues pendant mon enfance et mon adolescence

 

Du milieu familial

 

Je suis né dans le village du nom de Bantata, un endroit pittoresque du Gnokholo, dans le département de Kédougou, région de Tambacounda.

 

Bantata est l’un des premiers villages du Gnokholo, plus précisément le quatrième après Djikoye, Badon et Sibikiling, selon l’histoire traditionnelle. Il est situé au-dessus de la source d’une rivière appelée Sévala,  débouchant sur le flanc d’une colline boisée. Il a été fondé par quatre frères CAMARA de Nétékoto venus de l’ancienne province maritime de l’Empire du Mali alors appelée Gabou.

 

Bantata, mon village natal, connut un essor florissant dans tous les domaines de la vie sociale et fut le nombril du Gnokholo durant toute la période précoloniale, c’est-à-dire jusqu’en 1903, date de l’installation de l’administration coloniale à Kédougou.

 

BANTATA : mon village natal tel qu'il est aujourd'hui

 

Place publique de BANTATA telle qu'elle  est aujourd'hui

 

Ma famille, elle aussi du même patronyme CAMARA, venue de Gabou, s’était fixée depuis longtemps dans ce village.

 

Les parents dont je me souviens sont ceux ayant vécu plus proches de moi dans le temps ou qui m’ont été contés par mon père et ma mère. Mon père avait trois frères : Sara, Sina et Séni.

 

Le premier, le plus âgé des trois, mourut dans la guerre de Magnankanti en 1898, guerre ayant opposé les populations du Gnokholo aux Peuls de Alpha Yaya Diallo du Fouta-Djalon. Je ne l’ai pas connu. Son histoire m’a été contée par mon père et ma mère qui le présentaient comme quelqu’un de très belle stature, de teint clair, affable, chasseur de grand talent. Sina et Séni étaient des jumeaux qui finirent par s’installer à Tomboronkoto où ils fondèrent une famille du même clan, Diandiancounda, avec laquelle nous continuons à avoir des relations parentales. Séni mourut dans les années 40, et Sina dans les années 50

 

Je suis né dans une famille polygame de neuf enfants dont cinq garçons et quatre filles. Nous avions tous été élevés à l’ombre de nos parents. Il n’y avait aucune rivalité ou mesquinerie quelconque entre ma mère et sa coépouse, d’une part, et entre les enfants de ma tante et ceux de ma mère de l’autre.

 

En outre mon père et ses épouses s’entendaient bien ; mais il lui arrivait de hausser le ton pour marquer sa suprématie de chef de famille et leur imposer son « véto ». En pareille circonstance, et en leur qualité de bonnes épouses du Gnokholo traditionnel, ma mère et ma tante baissaient le ton et lui présentaient leurs excuses. Alors l’une d’elles introduisait une plaisanterie appropriée qui le faisait rire ; ce qui détendait l’atmosphère.

 

Après quoi, mon père disait « vous m’avez fait rire au point que j’ai faim, vous paierez cela avec un plat de « Malikino » (riz à la sauce ‘‘tigadégué’’ prisé par les mandika). Et ses femmes lui rétorquaient, « d’accord, mais à condition que tu nous ramènes un gros gibier comme condiment.»

 

Et leur conversation continuait poliment, gentiment et gaiement. La famille était encore une entité économique et sociale sans faille. C’était dans cette ambiance familiale, en compagnie de mes frères et sœurs, que j’ai acquis diverses valeurs morales traditionnelles comme le respect et l’amour dus aux parents, frères et sœurs, le respect tout particulièrement dû au père qui incarne le pouvoir familial : la sécurité, la cohésion, l’honneur et la prospérité de la famille, la dignité, le courage et la politesse, le sens de la solidarité, le respect des personnes âgées, des malades et du bien d’autrui.

 

Mon père fut un travailleur infatigable. Il exerça tour à tour ou simultanément des activités agricoles, de chasse et de commerce. Ainsi il eut une grande réputation de cultivateur, de chasseur et de commerçant. Mais les deux premières qualités étaient plus reconnues et alimentaient les conversations de ses contemporains.

 

A un moment donné de sa vie, alors qu’il n’avait encore qu’une seule épouse  sans enfant et qui était ma mère,  il partit pour le royaume de Gabou pour deux décennies. Tous mes frères et sœurs y naquirent à l’exception de mes sœurs jumelles et moi-même.

 

Mon père siégeait dans la cour du chef de la province du Kantora pour rendre la justice et  à ce titre il avait des droits sur les présents faits au chef de l’époque. Il était notamment sollicité sur les questions les plus délicates et les plus complexes. Ma mère me racontait l’histoire de certaines sentences rendues par mon, père et l’attention du Roi à son égard. Celui-ci appréciait beaucoup sa sagacité à trouver des réponses appropriées aux problèmes les plus complexes et les plus délicats. Durant son séjour au Gabou, mon père avait accumulé une grande fortune : des troupeaux, des pièces et bracelets en argent et en or, des pièces de monnaie anglaise.

 

Ses contemporains racontaient que sa richesse serait  si grande qu’elle profiterait même à ses petits-fils. Mais rien n’en a été. Avant même que ses enfants aient grandi, il n’avait plus rien. La tradition de l’époque exigeait le retour au pays natal parmi les siens, pour l’éducation commune des enfants dans les valeurs traditionnelles de la famille et du clan. Pour ces considérations, ses frères allèrent le chercher et le ramenèrent au Gnokholo avec son épouse, ses enfants et ses biens. Ce fut alors qu’on lui donna une deuxième épouse. Mon père fut heureux moralement parmi les siens démunis, son devoir étant de les aider, il prit en charge ses frères en assurant les dépenses communes de la famille élargie plus de dix ans durant. Au bout du compte, il devint le quatrième frère pauvre. A sa mort en 1945, il nous laissa un troupeau de sept têtes seulement. C’est donc à Bantata, mon village natal, que j’ai appris à parcourir, torse et pieds nus, la brousse pour ramasser le bois mort, couper et transporter le bois vert, creuser des ignames, grimper aux arbres pour cueillir des fruits et des feuilles comestibles, récolter du miel, faire le berger et traire les vaches, m’exercer aux travaux champêtres et domestiques, faire des pièges pour attraper des oiseaux et le petit gibier comme les lapins, les rats palmistes, etc.…

 

Ces heureux moments s’interrompirent avec mon entrée de force à l’école coloniale. A cette époque mon village ne comptait que trois personnes ayant fréquenté cette école, mais sachant syllaber à peine quelques mots en langues françaises. C’était Moussa CAMARA de Santossou, Kécouta CAMARA de Nétékoto et Honsa CAMARA de Barambaki. Ce dernier vit encore au village et est consulté comme personne ressource par les différents chercheurs en anthropologie, en histoire et en sociologie, en mission d’études dans la région.

 

Dans ma tendre enfance, la nature et ses manifestations, les phénomènes sociaux m’intriguaient beaucoup et m’incitaient à me poser des questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses par moi-même. Je ne trouvais même pas de réponses satisfaisantes auprès de mes parents. Voici quelques exemples :

 

  • Au plan de la nature et de ses manifestation : précisons auparavant que j’imaginais la terre comme le monde et je me posais des questions comme celles-ci : le monde a-t-il une limite ? Si oui, qu’est ce qu’il y a au-delà ? Qui l’a créé et comment ? Qui a créé le ciel et qu’est ce que c’est ? Qui fait venir la pluie ? Le tonnerre, qu’est ce que c’est ? Le tourbillon, qu’est ce que c’est ? D’où vient et où va l’homme après la mort ? Qui donne la mort et pourquoi ? Pourquoi ou comment se fait-il que le soleil se lève et se couche aux mêmes endroits ? Qu’est ce qui guide les astres ?

 

  • Au plan social : Pourquoi des riches et des pauvres ? Pourquoi l'Etat et comment est-il apparu ? Pourquoi les guerres, les impôts ? Pourquoi les blancs sont chez nous et d’où viennent-ils ? Pourquoi leur domination sur nos pères ? Plus tard je trouverai les réponses adéquates à ces questions dans la conception marxiste du monde et dans la conception matérialiste de l’histoire. Cela a été une grande découverte pour moi. En quelque sorte, je suis sorti des ténèbres.

 

Je suis né vers 1935 et suis entré à l’école en 1945. C’était le contexte de la seconde guerre mondiale dans laquelle se trouvait engagée la métropole française, la puissance colonisatrice.

 

Cette guerre se manifestait dans mon village par l’enrôlement forcé des jeunes pour le front. Ce qui se traduisait par des scènes comme si on pleurait des morts et cela pendant des jours et des jours.

 

Des mamans en sanglots voyaient leurs fils partir au front avec la certitude qu’‘ils ne reviendraient plus jamais vivants. Mais ce qui m’a le plus marqué durant mon enfance, c’était la réquisition des récoltes et du bétail, l’obligation faite aux populations de fournir par mois des quantités déterminées de céréales (mil, riz, maïs), de miel d’abeilles et de bandes d’étoffe de coton pour  suppléer leur manque en Europe suite à la destruction de l’industrie sucrière et de l’industrie textile. Les travaux forcés étaient imposés également à la population dans la sisalerie de Wassadoun, l’ouverture et l’entretien des pistes automobiles comme Tambacounda-Kédougou ; Kédougou-Saraya ; Kédougou-Bandafassi et aussi l’ouverture des pistes d’aéroport à Kédougou et à Tambacounda. S’ajoutaient à ces travaux forcés la construction et l’entretien des bâtiments de l’administration coloniale, le transport par hamac des fonctionnaires coloniaux…..

 

Face à ces différentes réquisitions, mon père exprimait sa désapprobation et sa condamnation face aux autorités exécutantes. Il dénonçait les collaborateurs locaux complices des «toubab» maudissait leurs «toubab» ; il se demandait s’il y’avait encore des chefs dignes dans cette partie de notre continent, le continent noir. Ces réactions de mon père exerçaient une grande influence sur moi, car il était très rare à l’époque de voir des chefs de famille faire de pareilles remontrances aux autorités de l’administration coloniale.

 

En outre, dans les conversations avec mon père, j’ai appris pour la première fois que les « toubab » ne sont pas de notre continent. Ils viendraient d’un pays très loin au-delà de la mer qui nous sépare de leur continent. Que les « toubab » menaient une guerre entre eux qui ne nous concernait pas et ils nous utilisaient comme chair à canon. Ils réquisitionnaient nos récoltes, nos bétails, nos produits artisanaux et de cueillette pour le front et la métropole française.

 

Mon père n’avait jamais cru aux devins, aux enchanteurs et aux médiums. A cet effet, il n’en hébergeait et n’en consultait jamais, interdisait à ses épouses de le faire. Il en était de même de la sorcellerie qu’il définissait comme un complot mystifié et camouflé des hommes les uns contre les autres. Il caractérisait le charlatan comme un menteur qui vient de loin et comme un diviseur de familles. Ainsi donc, nous avons été éduqués et élevés sans gris-gris ni talismans, sans charlatan. Cela, ma mère aimait beaucoup s’en vanter.

 

Dans l’ancien Empire du Mali, certaines de sociétés mandinka ne connaissaient pas de castes. Ce fut le cas du Gnokholo traditionnel. Mon père avait la même culture, à ce titre il nous apprenait que les hommes étaient égaux, il n'y avait pas d’intouchables parmi eux, que nous pouvions contacter amitié avec n’importe quelle personne sans aucune considération sociale (forgeron, cordonnier, etc.…). L'esclavage n’existe que par la force, n’importe qui, du plus faible au plus puissant peut devenir esclave, c’est un fait de guerre, fait du plus fort d’un moment, d’une circonstance donnée à une époque donnée de l’évolution des sociétés humaines. Une personne esclave ou d’origine esclave est « touchable » par tous les autres membres de la société. Pour les considérations ci-dessus rapportées, mon père n’aimait pas héberger ou faire des cadeaux aux griots qui venaient hors des frontières du Gnokholo. Mon père nous entretenait des différentes régions visitées de l'empire du mali, les populations et leurs civilisations, les mystères de la brousse et des animaux, l’agriculture. Il magnifiait l’agriculture comme source de bonheur de l’homme. A ce titre il avait un poème populaire qu’il aimait réciter en labourant :

 

«La terre, la source de la richesse, de toutes les richesses ;

 

La terre, source de la noble épouse ;

 

La terre, source de la bonne cuisine ;

 

La terre, source du bon habitat ;

 

La terre,  source du bel habit ;

 

La terre, source de l’épanouissement de l’homme ;

 

Aimons  la travailler ;

 

Nous aurons tout ce dont nous aurons besoin ;

 

La terre est source de la richesse de toutes les richesses».

 

L’époque était celle des grandes famines consécutives à des calamités naturelles comme le passage des criquets pèlerins ou des chenilles après les semis ou avant les récoltes. Ainsi, il arrivait des hivernages sans récoltes. Il ne restait plus à la population qu’à se nourrir de cueillette (feuilles, tubercules, fruits de la brousse et miel) ; de chasse (gibier, oiseaux et même certains reptiles comme la gueule tapée) et de pêche (poisson, tortues aquatiques, caïmans, etc.).

 

Dans cette économie de cueillette, les femmes jouaient un grand rôle. Ma mère avait une grande réputation en la matière, notamment dans l’art culinaire de ces produits de cueillette, et aussi comme mère spécialisée dans la nutrition des enfants à bas âge (soupe de feuilles, de tubercules et autres). Pour ces raisons, les enfants à bas âge dont les parents manquaient de qualités nécessaires pour leur assurer une nutrition adéquate étaient confiées à ma mère pour traverser le cap de la disette. Ainsi donc ma mère assurait la nutrition et même l’éducation non seulement de ses propres enfants mais aussi d’enfants d’autres familles. Elle ne faisait pas de distinction entre eux. Elle apprenait à nous aimer les uns et les autres sans aucune discrimination.

 

Ce fut dans cette atmosphère que je fus élevé avec mes frères, sœurs et demi-frères. Aux heures libres, le soir au clair de lune, dans la cour de la maison, ma mère nous contait la guerre de Magnankanti, l’histoire de l'esclavage, les activités de chasse et de commerce de mon père, leur séjour à Bassé, à Sékoto, Tourokoto, à Kantora et leur retour au Gnokholo.

 

En conclusion de cette étape de mon enfance, on peut dire que j’ai eu les influences suivantes : l’amour de mes parents, le culte des ancêtres, les valeurs morales traditionnelles, l’amour du travail, l’amour de mes semblables, l’amour pour la justice sociale, la haine du colonialisme, une culture sans caste, non croyance aux charlatans et à la sorcellerie.

 

A ces influences reçues au niveau familial, il faut ajouter celles qui m’ont été insufflées  par la société villageoise à travers les associations de classe d’âge. Ce sont, entre autres, la solidarité, la fidélité à ses camarades, à  ses engagements, le courage dans toute épreuve, l’abnégation dans toute entreprise, la dignité en tout lieu et en tout temps, le respect de la parole donnée.

 

 



25/08/2017
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