LIVRE DE SADIO CAMARA : CHAPITRE II : Une quête de droit d’auteur
En 1958, j’ai été élu par l’assemblée générale des jeunes de Kédougou comme Président du Centre culturel de la ville appelé alors «COBA- CLUB».Sous ma présidence, pour la première fois, les jeunes de Kédougou et ceux de Mali (ville frontalière de la République sœur de Guinée), ont eu une coopération culturelle. Celle-ci consistait à organiser annuellement des manifestations culturelles tournantes dans les deux villes. A l’époque, le théâtre était en vogue et nous avions commencé par là. Les jeunes de Mali ont été les premiers à se rendre à Kédougou avec au programme une représentation théâtrale suivie de chansons, de musique et de danse. A cette occasion, l’engouement pour une chanson soussou (ethnie de Guinée), populaire parce que rythmique et entraînante, chantée par les jeunes de Mali, s’est emparé des populations en général et des jeunes de Kédougou en particulier. Dès le lendemain, elle était chantée à travers la ville dans les rues, sur les routes des rizières et champs, dans les pâturages derrière les troupeaux.
La voici :
Souma rokhya !
Souma rokhya !
Soumarokhyé ya !
Silibéta béto,
Cheri moni mama,
Souma rokhyien ya,
Oh ien ya yé,
Ayé ! Ayé! (bis)
A son tour, l’armée nationale l’a adoptée et en a fait son chant de marche à l’occasion de ses manifestations, notamment lors des défilés pendant les fêtes commémoratives de l’indépendance nationale. C’est dire que la jeunesse de Kédougou et celle de Mali ont enrichi le patrimoine musical de l’armée sénégalaise. Pour cette raison, nous serions tenté par une quête de droit d’auteur auprès du Président de la République, chef des armées et du chef d’Etat Major Général de l’armée nationale au profit de la jeunesse de Kédougou et de celle de Mali. Nous pensons que cela pourrait aider au renforcement des liens non seulement entre les deux villes mais aussi entre les deux pays. Car un tel fait divers pourrait galvaniser les relations de fraternité et d’amitié et engendrer de plus grands et nobles sentiments cimentant davantage les liens à travers le temps et dans l’espace.
Nous aimerions ajouter que cette coopération culturelle des jeunesses de Kédougou et de Mali s’élargira quelques années plus tard à celle de Kéniéba, une ville malienne frontalière au Département de Kédougou et prendra la juste appellation de « Tripartite ». Ainsi donc, le chemin tracé se trouve non seulement poursuivi, mais développé par les nouvelles générations. Comme quoi, les bonnes idées ou causes justes ne meurent jamais. Nous nous en réjouissons.
A Bakel et Goudiry : décembre 1959 – juillet 1960
En route pour Bakel, je me suis arrêté quelques jours à Tambacounda dans le sillage du grand mouvement de grève déclenché par l'UGTAN (Union Générale des Travailleurs d’Afrique Noire) en compagnie notamment des leaders syndicalistes comme Mady CISSOKHO, Maridian Sy SAVANE, Instituteur et Alioune TALL, Directeur de l’école régionale de Tambacounda.
Mamadou DIA, alors président du conseil de gouvernement menaçait de licencier tous les grévistes. Au fur et à mesure que la menace se précisait, combinée avec des visites inopinées des responsables nationaux venus de Dakar, la déception se dessinait dans les rangs de la section syndicale, les dirigeants se «vidaient» davantage de leur ardeur, signe avant coureur de leur abandon de la lutte. Seul Maridian Sy SAVANE tenait encore bon mais faisait l’objet de pression de la part de son cousin Mady CISSOKHO qui savait le sort qui leur était réservé par le pouvoir. Il finit par céder. Un autre comportement m’avait le plus choqué, celui de Monsieur Alioune TALL, alors Directeur de l’école de Tambacounda. Aux démarches de ses camarades responsables syndicaux pour l’inviter à ne pas abandonner la lutte, il répondit effrontément et de manière cynique: «Je change, en ajoutant que seuls les imbéciles ne changent pas».
La grève fut décapitée par des révocations massives des travailleurs de la fonction publique, qui ouvrait ainsi une plaie incurable dans l’administration sénégalaise. Les grévistes ont été remplacés par des militants UPS sans aucune qualification ni spécialité, parfois ignorants et analphabètes. Cela a conduit au manque d’autorité dans les services publics et à leur inefficacité que nous constatons encore aujourd’hui. Voilà le mal que l’ancien Président du Conseil de Gouvernement, téméraire, intolérant, excessif, a administré au pays. C’est mon opinion et j’en suis convaincu. Personnellement j’étais limité dans les discussions avec les syndicalistes car j’étais en déplacement, en route pour mon nouveau poste, l’école de Bakel. Autrement, j’aurai suivi le mouvement et j'aurais été révoqué comme les autres. En effet mon éducation ne me permettrait pas d’agir autrement. Une des valeurs morales à laquelle je reste fidèle, est que quand on entreprend quelque chose avec ses camarades, si on n’est pas le premier on ne doit pas être le dernier. Ma présence dans le sillage de la grève de 1959 m’a beaucoup aidé à connaître les hommes, notamment la couche des fonctionnaires et sa «crème de la crème», c’est – à – dire sa couche supérieure.
Derrière la belle cravate et la belle voiture il n’y a souvent que couardise et indignité totale. Cela, je le vérifierai tout le long de ma lutte. Plus tard je trouverai l’explication éclairante et merveilleuse dans «l’Etat et la révolution» de Lénine qui dit que «les agents de l'Etat sont au service de celui qui est au pouvoir» «parce que leur mode de vie est bourgeois et les intérêts matériels qui les sous-tendent sont détenus par la classe au pouvoir».
Après la tourmente de décembre 1959, j’ai poursuivi ma route sur Bakel que je découvrais pour la première fois. J’ai été fortement impressionné par les ruines des forteresses construites par les Français dans cette contrée du pays. Ce sont-là des témoignages vivants de la grande résistance de notre peuple à l’invasion du colonialisme français. Je fus envahi par un sentiment de fierté et de dignité. Alors, ma pensée allait aux chefs de la lutte de libération nationale de notre peuple dans cette partie du pays que furent Cheikh Oumar TALL et Mamadou Lamine DRAME. Ce sont là, entre autres exemples, des héros, de grands résistants, source d’inspiration de patriotisme, de lutte pour la libération nationale. C’est pourquoi je pense que les forteresses coloniales qui tombent en ruines doivent être restaurées pour en faire des musées car elles font partie du patrimoine historique et culturel de notre peuple et doivent être des instruments d’éducation patriotique pour les générations présentes et futures.
Me voilà donc à Bakel, avec une double classe, ancêtre du double flux institué par le régime UPS-PS de CEI ou du CE2. A l’école comme dans les milieux que je fréquentais en ville, je menais la propagande du parti, en diffusant sa presse, en entretenant des causeries sur le mot d’ordre indépendance qui était nouveau dans le vocabulaire politique. J’ai eu quelques petites altercations avec mon Directeur d’école appelé Doudou DIENG qui était P.S. C’était une année d’élections législatives. Il a voulu me faire changer de classe pour me faire tenir sa classe de CM2 préparant les élèves à l’examen du Certificat d'Etudes Primaires Elémentaire et au concours d’entrée en sixième. Ceci parce qu’il devait aller en campagne électorale. Je lui avais fait remarquer qu’il n’était pas candidat aux élections l’obligeant à laisser sa classe et aller en campagne électorale. Comprenant mon refus, il demanda à un autre de le remplacer et partit en campagne avec ses amis P.S.
Nous sommes restés sans être des amis ni des ennemis. D’ailleurs quelques mois après, en avril de la même année, je fus rappelé par l'Inspecteur à Tambacounda. Une fois à Tambacounda, l’Inspecteur me signifia que je devais aller à Goudiry remplacer un autre maître qui n’était pas revenu des vacances de pâques. Ainsi, je me trouvai à Goudiry pour y terminer l’année scolaire dont il ne restait plus que deux mois.
En raison du délai court j’avais laissé ma famille à Tambacounda que j’allais rejoindre deux mois plus tard. J’ai donc passé les vacances de 1959 à Tambacounda. Moustapha KASSE, alors élève au lycée VanVolhoven de Dakar et moi étions venus en quelque sorte renforcer la section PAI de Tambacounda. Ces vacances étaient très riches en activité du PAI. Moustapha KASSE avait tenu une conférence publique à la maison des jeunes sur la guerre d’Algérie qui faisait rage. Cette conférence consistait à informer et sensibiliser les populations sur la nature injuste de cette guerre et la juste lutte du peuple algérien dont le bras droit était le FLN (Front de Libération Nationale) qui méritait le soutien du peuple frère du Sénégal. Une telle conférence se justifiait parce que le gouvernement de Mamadou DIA se trouvait du côté du gouvernement français dans la guerre contre l’indépendance de l’Algérie. Il avait même défendu à la tribune de l’ONU, à la place de la France, la thèse de « l’Algérie Française ». C’était honteux ! Peu après j’ai tenu à mon tour une conférence sur le thème « la mission civilisatrice de la France ». C’était un thème pour tourner en dérision le colonialisme français quant au fond mais aussi avoir l’autorisation de la tenir car la première, celle de KASSE, avait averti les autorités qui n’entendaient plus admettre la tenue de conférence qui n’était pas de leur goût, c’est-à-dire qui ne s’inscrivait pas dans leur politique, une politique de soumission au colonialisme français. La conférence eut lieu en présence des autorités, l’esprit du thème consistait à montrer l’arriération dans laquelle le colonialisme français avait maintenu longtemps notre pays et la nécessité de l’indépendance dans le cadre de l’unité des forces patriotiques en vue d’un gouvernement d’union.
Dans le courant de novembre- décembre 1959, nous avons organisé une conférence régionale du parti à Tambacounda. Celle-ci a regroupé les représentants des trois départements que sont Tambacounda, Kédougou et Bakel, la direction nationale a été représentée à cette conférence par des dirigeants : Samba NDIAYE et Babacar NIANG, tous deux appartenant eu SEPO, c’est-à-dire le secrétariat exécutif politique du PAI.
D’importants documents ont été discutés sur les questions économiques très élaborées et diversifiées, sur les problèmes humains de la région et aussi des orientations en matière d’organisation. Des responsables ont été désignés pour chacun des départements de la région. Des formes et méthodes de liaison ont été mises au point afin d’assurer les contacts en toute circonstance entre les différents départements ou les différents camarades des départements de la région de Tambacounda.
Cette conférence s’est tenue chez le camarade Mamadou DEME alors gérant de la factorerie CFAO de Tambacounda dans l’enceinte de cette entreprise commerciale. Ceci, parce que les autorités n’avaient pas accepté la tenue de la conférence dans un lieu public ou dans l’enceinte de la maison des jeunes qu’elle entendait contrôler pour les besoins de la politique du parti unique au pouvoir. Dans la même année, j’ai représenté la région de Tambacounda à une conférence nationale du parti à Dakar qui s’est tenue à l’école Missira Colobane.
SADJI Abdoulaye membre du parti, en était le directeur. C’est à cette occasion, pour la première fois, que j’ai rencontré Majhmout DIOP et d’autres dirigeants du parti après Babacar Niang et Samba Ndiaye qui étaient venus à notre conférence régionale quelques mois avant. Le fait le plus marquant à cette conférence, pour moi, a été la discussion portant sur le titre ou le nom à donner au parti. Il a été proposé dans le rapport du SEPO de lui donner comme nom le parti communiste africain, communiste écrit avec un K, ce qui donnait en abrégé P.K.A. La conférence a discuté de cette proposition durant tout le temps de la conférence. Les membres du SEPO étaient partisans de ce P.K.A. Majmout expliquait pourquoi communiste avec la lettre K, parce que selon lui, aux temps de Karl Marx, communiste s’écrivait avec K en allemand. Et pour être fidèle aux sources du marxisme, il fallait écrire communiste avec K. La majorité de la conférence était contre pour des raisons que voilà : pour les uns c’était prématuré de parler de communiste dans un pays religieux comme le nôtre.
Cela pourrait hypothéquer la sympathie de larges secteurs sociaux envers le parti et l’anti-communisme trouverait beaucoup plus d’écho auprès des masses analphabètes et de bas niveau culturel. Après des heures de discussions, pendant tout le Week-end, le SEPO a fini par retirer sa proposition et le sigle PAI (Parti Africain de l'indépendance) maintenu.
A cette conférence, pour la première fois, un syllabaire wolof a été diffusé par les camarades Etudiants de France. Il avait été édité par «l’association des Etudiants Sénégalais en France» et était intitulé «ijjib volof – syllabaire wolof» voir ci-contre la photocopie de la première page dudit syllabaire.
Première page couverture premier syllabaire wolof édité par l'Association des Etudiants Sénégalais en France
Mais, voilà venues les vacances de 59 ; la nouvelle année scolaire 1959/1960 m’appela de nouveau à Goudiry où j’avais fait deux mois durant l’année scolaire précédente. Des amis à Kédougou m’ont recommandé de prendre contact avec un ancien chef de canton à Goudiry, qui a séjourné à Kédougou et qui était marié à une fille de cette ville.
A mon arrivée à Goudiry, avec mon collègue SENE qui était le Directeur de l’école, nous sommes allés saluer l’ancien chef de canton à son domicile. Il nous a bien reçus et nous a même fait des propositions intéressantes apparemment qui consistaient à le solliciter à chaque fois que nous aurions besoin de lui car nous étions jeunes et que des besoins ne nous manquaient pas. Il était prêt à nous rendre service. Monsieur l’ancien chef de canton avait toujours tissé des liens avec les fonctionnaires de la subdivision ( Goudiry était à cette époque une subdivision du cercle de Bakel).
Par exemple, il nous a été rapporté que quand les gens sollicitaient son aide, il envoyait ses hommes de cour demander des bœufs aux paysans. Il les obtenait facilement car les paysans n’osaient pas lui refuser une telle sollicitation. La société du Boundou était une société féodale très hiérarchisée. Nous avions des camarades instituteurs qui étaient de la localité, l’un était griot, l’autre de classe moyenne. Le collègue griot se comportait comme tel à l’égard des populations locales. Ce comportement nous rebutait et il nous disait qu’il en était ainsi à Goudiry et dans le Boundou. La société était ainsi conçue ; quel que soit le rang administratif ou le titre qu’on peut avoir, on reste tributaire de son origine sociale. Quand on est griot, on est toujours traité comme tel, quand on est d’origine esclave on est toujours traité comme un sous-homme et on n’a pas la voix au chapitre. Ce que nous vérifierons durant notre séjour…
Monsieur l’ancien chef de canton avait surtout enrichi un directeur d’école qui était le dernier avant nous, et qui se trouvait à Tambacounda. Il nous a été conté comment ce dernier avait pu avoir son troupeau de vaches et de bœufs dans cette localité.
L’ancien chef de canton venait à l’école s’enquérir des résultats des élèves. Aux parents des bons élèves il allait dire : « le maître de votre enfant travaille très bien ; mais il faut lui donner un taureau… » Et les gens s’exécutaient sans murmure. En outre, il suivait les élèves brillants. Une fois en classe de CM2, il allait voir les parents pour leur dire : « mais dis donc, ton enfant travaille très bien, mais il ne sera jamais chef. Et comme il ne sera jamais chef, pourquoi le laisses-tu à l’école » ? Et une fois en vacances, les parents le retenaient, il ne revenait plus à l’école. Voilà le jeu auquel ce monsieur se livrait pour empêcher que les fils de paysans ne deviennent demain des responsables administratifs, voire politiques pour détrôner la famille traditionnelle régnante.
Voilà donc un représentant de la classe féodale conscient de sa raison d’être et qui veillait bien sur ses intérêts de classe. Tout ceci m’a été rapporté et ensuite, j’ai mené des enquêtes et observé pour m’assurer de la véracité de ces propos.
Il s’est produit un incident avec cet ancien chef de canton. Quand bien même il nous avait demandé de venir le voir à chaque fois que de besoin, je ne suis jamais allé le solliciter de quoi que ce soit. Un jour il nous a trouvés au bureau de la subdivision. Il venait avec sa suite directement vers nous. La plupart des gens qui étaient assis accoururent pour lui serrer la main. Moi, je suis resté sur place, et il m’a dépassé sans me saluer et est entré dans le bureau du Commandant de Subdivision. A sa sortie aussi il n’a salué personne. Renseignement pris, telle était sa règle de conduite. Il ne saluait personne, il ne répondait qu’à celui qui le saluait le premier et serrait la main à celui qui la lui tendait le premier. Autrement dit, il était salué mais il ne saluait personne.
Depuis lors, j’en ai fait ma règle de conduite envers ce collaborateur de l’administration coloniale. On se rencontrait à travers la ville de Goudiry, dans les cérémonies, dans le train, on ne se saluait jamais. Voilà mon comportement vis- à vis de ce féodal invétéré.
Mes collègues de l’école se trouvaient dans une association coopérative de fonctionnaires. Cela se rencontrait souvent à l’époque à travers le pays. Ces fonctionnaires s’organisaient à leur niveau, vivaient entre eux et n’avaient presque pas de relations avec la population. Ainsi, ils rassemblaient de l’argent pour acheter des moutons ou des taureaux pour la consommation de leurs familles. Je trouvais ce genre de regroupement indigne et que je dénonçais. Je parvins à disperser le groupe et aussi à faire en sorte que ses éléments aient des rapports avec les populations.
A Goudiry, j’ai continué ma propagande et j’ai recruté quelques éléments de cette localité. Il y avait le Directeur de l’école, Mr SENE, l’infirmier qui était saint-louisien, Mr THIOUB et Mame Cheikh COUNTA comme Sympathisant et qui sera chanteur de «Radio Sénégal». Ce dernier aimait beaucoup le théâtre et la chanson. Nous le félicitions et l’encouragions. Nous lui avions même suggéré de se rapprocher de Dakar où il pourrait s’épanouir notamment à la radio nationale. Je crois qu’il avait tenu compte de nos conseils.
Mon séjour à Goudiry m’a laissé quelques enseignements. Pour la première fois de ma vie j’ai été en contact avec un milieu féodal hiérarchisé. A travers mes lectures j’ai pu savoir ce que c’est un régime féodal, car Goudiry se trouve dans la zone naturelle appelée Boundou ; le Boundou a été un domaine des SISSIBE avant la colonisation et vivait sous un régime féodal et esclavagiste à la fois. La famille des SIDIBE avait régné et réduit des populations en esclavage. Ainsi dans le Boundou on pouvait trouver et on trouve encore des villages entiers habités uniquement par des esclaves d’origine…
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